Une tribune libre sur notre Justice et son indépendance
Marie Bougnoux, Jérôme Pauzat, Isabelle Perrin et Laurent Sebag
Soupçonné d’avoir abusé de ses fonctions pour se venger de trois magistrats du Parquet national financier, Éric Dupond-Moretti saura mercredi, à 15 heures, s’il est reconnu coupable par la Cour de justice de la République. Quel que soit le verdict, les coulisses de ce procès et le grand déballage auquel il a donné lieu, démontrent que notre justice n’est pas encore libérée de la tutelle multiséculaire du pouvoir politique. Un texte de Marie Bougnoux, Jérôme Pauzat, Isabelle Perrin et Laurent Sebag, magistrats et représentants de l’association A.M.O.U.R de la Justice.
Si, au premier jour de sa comparution devant la Cour de Justice de la République (CJR), le Ministre de la Justice déclarait que ce procès était « une infamie pour lui et ses proches », les magistrats de terrain se doivent de dire qu’à l’issue de ces huit jours de procès, de leur position de spectateurs, ils l’ont vécu comme un véritable calvaire.
A l’issue de cette quinzaine résonnent encore les mots adressés aux juges de la CJR par le témoin-magistrat Peimane Ghaleh-Marzban, ancien directeur des services judiciaires au moment des faits : « […] quelle que soit votre décision, ça va être dramatique pour l’institution judiciaire »[1].
Ce procès, appréhendé par la plupart des médias comme un duel entre le garde des Sceaux et une frange de magistrats judiciaires qui n’auraient jamais accepté sa nomination à ce poste, a non seulement renvoyé « un parfum de grand gâchis »[2] mais, a surtout donné une image désastreuse de la magistrature française, qui s’en serait bien passée à l’heure de sa détestation par une grande partie de l’opinion publique.
On sait ce qu’il en ressortira, en effet, pour l’opinion publique, à grands renforts de titres de presse évidemment contradictoires en fonction de leur bord politique et de l’issue du procès : si le ministre était condamné, on le déclarerait martyr sur l’autel du syndicalisme gauchiste des magistrats. S’il était relaxé, cela exacerberait le sentiment d’une justice de caste magnanime envers les puissants, quand elle accable les autres.
Car nos concitoyens, déjà baignés par le tribunal médiatique dans la croyance que la magistrature se réduit à une caste déconnectée du réel, laxiste et gangrénée par l’idéologie gauchiste du Syndicat de la Magistrature, ont cette fois-ci découvert à l’occasion de ce procès inédit, les coulisses de la haute magistrature française. Ils auront été interloqués par les versions contradictoires de ces représentants de l’élite judiciaire, censés pourtant incarner la manifestation de la vérité. De même, auront-ils été stupéfaits par leurs échanges traduisant la prégnance de rivalités internes sur fond de lutte de pouvoir et de carriérisme. Ils auront enfin assisté à une avalanche de réponses incroyablement ingénues et à une maîtrise parfaite de l’art de la défausse.
Mais au-delà de ces attitudes et propos de séance, ils auront pu mesurer les accointances politiques de ces hauts magistrats en se référant notamment à leurs parcours et leurs carrières. Un journaliste émérite, Nicolas Bastuck, rédacteur en chef au Pôle Justice et droit du journal Le Point, a d’ailleurs écrit à propos du « duel » entre Véronique Malbec et François Molins : « ils font partie de cette petite caste de magistrats qui doivent une partie de leur carrière à la fréquentation des hommes politiques – des liaisons dangereuses sur lesquelles ce procès jette une lumière crue »[3].
Prenons effectivement quelques exemples tirés du casting des illustres témoins de ce procès:
– François Molins, directeur de cabinet de la ministre de la Justice Michèle Alliot-Marie puis, de Michel Mercier de 2009 à 2011, avant d’être nommé procureur de la République à Paris. A l’époque de cette nomination, les syndicats de magistrats avaient jugé « malsain » qu’un directeur de cabinet du garde des Sceaux devînt procureur de Paris, premier tribunal de France.
– Véronique Malbec, a été choisie en 2018 par Nicole Belloubet pour occuper le poste de secrétaire générale du Ministère de la Justice, puis de directrice de cabinet du garde des Sceaux actuel, avant sa nomination en 2022 au Conseil constitutionnel sur proposition du président de l’Assemblée nationale d’alors, Richard Ferrand. Cette dernière nomination avait suscité l’émoi de certains puisqu’elle était procureure générale de Rennes au moment où le procureur de Brest, son subordonné hiérarchique, classait sans suite l’enquête préliminaire relative à l’affaire des Mutuelles de Bretagne dans laquelle Richard Ferrand était mis en cause.
– Hélène Davo, a été conseillère justice auprès du président Emmanuel Macron, de 2020 à 2022, avant d’être nommée première présidente de la Cour d’appel de Bastia, après une carrière effectuée principalement hors des tribunaux et sans avoir jamais présidé de juridiction. Le syndicat majoritaire des magistrats, l’Union Syndicale de la Magistrature, avait d’ailleurs dénoncé l’an dernier une nomination « politique ».
– Stéphane Hardouin, a été-conseiller justice auprès de Jean Castex, et s’est occupé pour lui, des dossiers traités par l’actuel garde des Sceaux lorsque celui-ci était avocat. Sa proposition au poste de procureur de Créteil, par Eric Dupond-Moretti et sa nomination en janvier 2022 devant de nombreux autres candidats tout autant émérites et plus anciens, avait provoqué nombre de remous au sein de la magistrature.
L’on pourrait continuer à égrener les exemples de parcours d’autres protagonistes judiciaires de ce procès qui mettent en exergue l’existence d’une connexion politique de la haute hiérarchie de la magistrature judiciaire française, susceptible de créer dans l’esprit de nos concitoyens une confusion des genres et d’ajouter à la défiance envers nos institutions.
Ce procès nous éclaire sur l’état actuel de l’institution judiciaire dans son rapport au politique. Il vient, plus précisément, relativiser les avancées ostensibles de l’institution judiciaire sur la voie de l’autonomisation, incarnées par l’intensification du traitement des affaires politico-financières depuis les années 90, en même temps que le législateur et le constituant opéraient un relâchement sensible des possibilités de contrôle de l’institution judiciaire par le pouvoir politique (fin des instructions individuelles du ministre dans les dossiers, réglementation des remontées d’information…), ainsi que par la création du Parquet National Financier et les condamnations récentes, non encore définitives, d’anciens membres éminents du pouvoir exécutif.
Cependant, les coulisses de ce procès et le grand déballage auquel il a donné lieu, démontrent en réalité que la justice n’est pas encore libérée de la tutelle multiséculaire du pouvoir politique et que sa « tête » continue d’y être sensiblement soumise.
En effet, hormis quelques velléités de rébellion verbale à l’égard du ministre durant l’audience, les témoignages ont révélé, au cours de ces trois dernières années, des attitudes hésitantes, taiseuses et obéissantes de la plupart de ces magistrats expérimentés, face à une situation possible de conflits d’intérêts. Ne sont-ce pourtant pas les juges qui ont inventé la théorie des baïonnettes intelligentes ? La preuve évidente que la dépendance originelle très forte de la justice vis-à-vis du pouvoir politique, quoiqu’érodée par le temps, persiste et prend aujourd’hui la forme d’une culture professionnelle spécifique, basée sur l’apprentissage, l’intériorisation de la dépendance et de la soumission au pouvoir exécutif. Une véritable culture de la servilité en somme ! Même si le recrutement et l’avancement des magistrats ne sont plus assurés par un système de recommandations et de « patronage politique » comme sous les IIIème et IVème Républiques, il n’en demeure pas moins que ce schéma où la Justice a toujours été un enjeu central pour le pouvoir en place depuis la Révolution, a été quelque part intériorisé par la magistrature. Au point de créer une culture professionnelle de « conformisme » social et de dépendance au pouvoir qui est bien établi et qui traverse les âges malgré le changement sociologique d’un corps où les classes moyennes salariées sont désormais devenues majoritaires.
A vrai dire, on aimerait que le témoignage de Pierre Lyon-Caen, ancien procureur de la République de Nanterre, rapporté par les journalistes Laurent Greilsamer et Daniel Schneidermann ne soient qu’un lointain souvenir : « Si on déplaît, on peut penser que l’avancement auquel on prétend risque de se volatiliser. Le pouvoir exécutif pèse donc au moyen de mécanismes subtils, souvent inconscients. Plutôt que de se demander objectivement quelle est la meilleure solution, le magistrat, qui croit parfois rendre des décisions auxquelles le pouvoir attache une grande importance, choisira éventuellement la solution dont il pense qu’elle provoquera le moins de déplaisir. Quant aux procureurs, ils craignent, s’ils engagent l’action publique sans l’aval de leur hiérarchie dans une affaire délicate, de voir leurs perspectives de carrière atteintes »[4].
Mais force est de constater que, derrière le voile levé par le procès Dupond-Moretti sur les coulisses de la haute magistrature, la soumission du judiciaire au politique a la dent dure. Dès lors, la « judiciarisation du monde politique » telle qu’avancée, non, plutôt rabâchée, sans argument juridique, par l’ancien magistrat Hervé Lehman, devenu avocat d’affaires, dans une tribune au Monde, est un monde à l’envers selon un prisme volontairement biaisé.
A la fin des fins, quel que sera le verdict, ce procès inédit restera celui des mots de la tête de la magistrature, traduisant les maux de cette même tête, comprimée sous le joug du politique et ne permettant pas au reste du corps de s’en extraire.
Comme nous l’avons écrit dans notre Manifeste pour une justice humaine et indépendante[5], il est temps de franchir le Rubicon et de couper constitutionnellement le cordon ombilical entre le politique et l’institution judiciaire, notamment en créant un Directeur national de l’action publique et, en réformant le Conseil supérieur de la magistrature. Nous devons en passer par là si nous voulons sauver cette institution et restaurer la confiance publique, conditions essentielles à toute société démocratique.
[1] « Le témoignage qui irrite Dupond-Moretti », GONZALES Paule, Le Figaro, 15 nov. 2023.
[2] « A la Cour de justice de la République, un parfum de grand gâchis » – DELAHOUSSE Mathieu, L’Obs, 14 nov. 2023.
[3] « Au procès d’Eric Dupond-Moretti, le duel de deux hauts magistrats » – BASTUCK Nicolas, Le Point, 9 nov. 2023.
[4] « Les juges parlent », GREILSAMER Laurent et SCHNEIDERMANN Daniel, éd. Fayard, 1992.
[5] « Manifeste pour une justice humaine et indépendante – programme de refonte de la justice », PAUZAT Jérôme, BOUGNOUX Marie, SEBAG Laurent, éd. Enrick B., 2022.