Après la douloureuse épopée de « Barça ou Barsakhe » du début des années 2000 et son corollaire de morts et disparus, les sénégalais ne pouvaient s’imaginer que moins de 20 plus tard, d’autres bras validés allaient affronter les vagues de l’Atlantique pour un devenir meilleur. Les Sénégalais font encore face à leur avenir avec plusieurs villes devenues la plaque tournante des départs clandestins. Le phénomène a repris de plus belle, car la jeunesse désœuvrée continue d’émarger au chômage. Les financements espagnols injectés par José Luis Zapatero en 2006 pour fixer la jeunesse, se sont égarés dans le circuit.
La question migratoire s’est imposée depuis les années 2000 comme l’un des éléments centraux des relations entre les pays européens et ceux du continent africain, principalement entre le Sénégal et l’Espagne [ ].
Cependant, il serait impossible de comprendre cette dynamique d’externalisation du contrôle sans prendre en considération l’évolution récente des dynamiques migratoires ouest-africaines vers l’Europe. En particulier, on fera ici référence uniquement à une partie de ces flux, c’est-à-dire à la composante « terrestre/maritime » qui traverse à la fois le territoire saharo-sahélien pour rejoindre Ceuta et Melilla ou les côtes d’Espagne continentale, et celle plus récente qui part directement des côtes atlantiques africaines de la Gambie, du Sénégal, de la Guinée…. pour rejoindre l’archipel des îles Canaries.
Le phénomène a atteint son pic entre 2004 et 2006, plusieurs sites devenant la plaque tournante des départs illégaux à partir du Sénégal. Chaque jour, une centaine de jeunes de différentes contrées et même de la sous-région commençaient leur « aventure » pour aller « de l’autre côté » ou « derrière l’eau »,comme on dit ici. D’autres optent pour un voyage aussi où sinon plus éprouvant, de la route à travers le Sahara jusqu’aux côtes libyennes, avant de monter sur un petit pneumatique surchargé censé traverser la Méditerranée.
Anthony Aubry ajuste son casque et prend la parole d’une voix aussi gaie que sa chemise bariolée : « Bienvenue dans l’émission “Entre nous jeunes !” Vous le savez, lorsqu’il est 10 heures sur la radio Yackoi Djôlô de Daloa, les jeunes s’installent pour donner leur avis. »Chaque lundi et jeudi, cet étudiant en droit de 22 ans anime cette radio communautaire bénévole de Daloa, troisième ville ivoirienne à près de 400 km au nord-ouest d’Abidjan. Au programme : l’immigration clandestine, dont la ville, jadis destination des migrants internes et frontaliers, pâtit depuis près de dix ans.
Avec la précarité, le chômage endémique, le désespoir pérenne, partir est plus un « effet de mode » que de mourir retraité avant d’avoir eu un premier emploi
Quand en 2006 au plus fort de la traversée de l’Atlantique, le Premier ministre espagnol José Luis Zapatero débarque à Dakar avec 20 millions d’euros qui devraient servir à fixer les jeunes sur place à travers des projets de développement. Le Premier ministre espagnol a réitéré devant le Président Abdoulaye Wade, l’engagement de son gouvernement à mettre à la disposition du Sénégal 13 milliards de francs CFA (20 millions d’euros), dont une partie non remboursable, destinés à des projets sociaux.
« Je voudrais vous donnez un chiffre, les 20 millions d’euros dont une partie est non remboursable sont consacrés essentiellement à des aspects sociaux, l’éducation, la santé, la formation pour l’emploi. Il y a en aussi pour le Plan de retour vers l’Agriculture (REVA) », a-t-il déclaré lors d’un point de presse conjoint avec le président sénégalais Abdoulaye Wade. Sur le plan REVA, M. Zapatero a indiqué qu’une entreprise espagnole travaille déjà depuis quelques temps pour créer un pôle de développement agricole, afin de récupérer l’eau et des surfaces cultivables visant à faire vivre 50 familles sur place.
Le phénomène a atteint des sommets inquiétants , avant d’être jugulé par le rapatriement, de concert avec le gouvernement sénégalais, de 4800 clandestins sénégalais et africains répertoriés en fin octobre
Hormis les 13 milliards dégagés en 2006 par le gouvernement espagnol pour juguler l’émigration clandestine, José Luis Zapatero avait conclu avec le gouvernement du Sénégal la signature d’un accord pour le recrutement de plus 2700 jeunes qui bénéficieront du certificat de travail. Un projet ambitieux qui a vite été dévoyé par certaines autorités qui ont préféré satisfaire une clientèle politique en lieux et place des vrais bénéficiaires. L’Espagne a été obligé de stopper le projet à cause d’un énorme trafic de visas qui avait touché le sommet de l’État. Que fallait-il faire face à une mauvaise volonté politique ?
L’Occident allait doubler les moyens de sa politique d’immigration et, ainsi le Frontex allait obtenir davantage de moyens et de pouvoirs en y incluant les pays africains considérés comme étant les points de départ. Le dispositif Frontex associe gardes-côtes sénégalais, militaires espagnols et italiens dans des patrouilles mixtes de surveillance des côtes sénégalaises. En place depuis les découvertes macabres , il a permis l’interpellation de nombreuses pirogues de clandestins. Selon l’indication des observateurs du dispositif, il y aurait «ralentissement des départs de clandestins du Sénégal vers l’archipel des Canaries, depuis octobre plusieurs années ».
En fait, plus la surveillance des côtes est verrouillée, plus les migrants descendent le long de la côte africaine pour embarquer, ce qui représente autant de milles supplémentaires à effectuer dans des conditions périlleuses pour gagner les rivages occidentaux. Mais ces pôles d’embarquement sont très variables.
Le Sénégal et l’Espagne avaient signé en décembre 2006 un accord sur la gestion des flux lors d’une visite officielle à Dakar du président du gouvernement espagnol, José Luis Rodriguez Zapatero
«Nous avions l’espoir de rallier l’Espagne sans problème, parce que nous avions des GPS [guidage par satellite] et du matériel d’orientation de qualité qui nous indiquait le cap à chaque étape», a affirmé Chérif Faye, un pêcheur originaire de Saint-Louis qui faisait partie de l’équipage ayant embarqué le 3 octobre dernier et finalement intercepté par la gendarmerie, à quelques kilomètres de la vieille ville..
Pour son frère venu aux nouvelles à la brigade de gendarmerie de Saint-Louis, « Partir, c’était pourtant le projet de beaucoup de jeunes. Pas vraiment un rêve, plutôt un « effet de mode », avoue Ibrahima Faye . À 33 ans, il est aujourd’hui marchand, revendeur de téléphones de seconde main au « Market », le petit marché noir de Colobane. Pourtant, tient-il à nous expliquer, « je ne comprends pas l’attitude de mon petit frère »
« Je suis parti en 2014. Je discutais sur WhatsApp avec mes amis qui étaient déjà arrivés en Italie. Ils m’ont raconté que la traversée, ce n’était pas facile. Mais quand tu parles des risques à quelqu’un qui a la tête haute, il refuse de les entendre. Moi, je voulais simplement enlever mes parents de la souffrance. » À Guet Ndar, on entend d’ailleurs ce slogan : « Je préfère mourir dans la mer que d’avoir honte devant ma mère. ».
Ibrahima évoque son séjour dans les geôles libyennes, où des milliers de migrants ont été victimes de torture. « Là-bas, c’était très difficile », élude-t-il. Le jeune homme finit par abandonner son projet européen :, se dit-il. Il fait alors demi-tour, plus d’un an après être parti, et entreprend la traversée inverse seul. De retour à Guet Ndar, c’est la double peine. « Mes amis me traitaient de ”maudit”, me disaient que j’avais fui à la vue de l’eau. » Ibrahima s’est réinséré petit à petit grâce à un prêt associatif de 200.000 francs pour reprendre son activité de Revendeur. Pour lui, « J’ai vu la réalité, c’est mieux d’être chez soi que de partir souffrir ailleurs ».
L’immigration clandestine réserve plus de mauvaises surprises que d’espoir. On est toujours sous le joug des trafiquants sans oublier les aléas climatiques qui ont causé des milliers de morts
A Kafountine, aux abords du marché, bredouillent plusieurs jeunes qui n’ont que le mot départ à la bouche. Le quartier se développe de façon anarchique avec l’arrivée de plusieurs candidats régulièrement et les infrastructures peinent à suivre, hormis la construction récente d’un nouveau bar. « Quand on vit dans un quartier pareil, c’est évident qu’on a envie de partir », grince Karim Diatta.
Ces dernières années, des ONG internationales, notamment italiennes et espagnoles, essaient de nous venir en aide mais, avec la corruption elles se découragent et repartent vers d’autres cieux. Pourtant, elles ont toutes un Objectif : accompagner certains migrants de retour grâce à un appui financier à l’entrepreneuriat, mais aussi sensibiliser aux risques de l’immigration clandestine. Or Karim Diatta est catégorique : ce dernier dispositif est « inefficace ; du moins il n’a pas encore porté ses fruits ».
De nombreux jeunes ont tendance à voir la prise de risque comme un challenge. Abdoulaye, un Sociologue invité lors d’une causerie, prend l’exemple de la projection d’un film sur les dangers de la traversée en mer.« Au moment où le bateau chavire et les gens sont en train de se noyer, les jeunes ont commencé à scander : ”C’est là qu’on voit le garçon !” Et cette nuit-là, il y a eu des départs. » Karim pointe la dimension « mystico-religieuse » : les candidats au départ consultent des « guides religieux, chrétiens comme musulmans, qui les poussent à partir », espérant sûrement un retour sur investissement pour la communauté.
Avec l’ouverture du bureau de la DPAF de Bignona et le projet de poste de police à Kafountine, plusieurs réseaux de passeurs (Gambiens, sénégalais, Ghanéens) sont démantelés
Une récente enquête auprès d’un millier d’habitants de Kafountine et environs a montré que 80 % d’entre eux trouvaient que la migration était un bon projet. Les investissements des personnes arrivés en Europe y sont sûrement pour quelque chose. De petites maisons sont transformées en villas. Kafountine compte même des quartiers « réservés » (expatriés), dans lesquelles ils construisent des habitations.
Le flot de départs depuis Kafountine, Elinkine, Gunjur et Kartong s’est tari en 2020, conséquence de la sensibilisation mais aussi de la répression avec le démantèlement de réseaux de passeurs. Pourtant, la précarité générée par le Covid19, inquiète de nombreux observateurs. Une nouvelle période d’instabilité serait un facteur aggravant de la crise migratoire.
Cheikh Saadbou Diarra