Après qu’il est devenu quasiment certain que l’élection présidentielle libyenne sera reportée au-delà de la date initialement prévue du 24 décembre courant, des voix influentes s’élèvent pour réclamer la formation d’un nouveau gouvernement et le remplacement des actuels membres du Conseil présidentiel.
Khaled Méchri, président du Haut Conseil d’Etat (Consultatif législatif), avait, dans l’une de ses dernières déclarations, considéré que « l’élection du 24 décembre est une chimère et il est impossible de la tenir ». Par ailleurs, des médias locaux et internationaux évoquent des consultations informelles destinées à choisir un nouveau Chef du gouvernement pour gérer les affaires courantes, jusqu’à l’organisation de l’élection.
C’est dans ce cadre que le député de la région orientale du pays, Zied D’ghim, a, dans une déclaration rapportée par des médias locaux, souligné que le « changement du pouvoir exécutif en Libye nécessite du temps et de nombreux dialogues et consultation sont en cours en ce moment, que ce soit à l’intérieur du gouvernement ou au sein de la Chambre des députés ».
Toutefois, les mises en garde de l’ancien ministre de l’Intérieur, Fathi Bachagha, ont été plus claires et plus précises, lorsqu’il a déclaré, dans une vidéo largement diffusée sur les réseaux sociaux, que « le mandat de ce gouvernement se terminera le 23 décembre à minuit et une minute, et c’est à ce moment-là que sa légitimité prendra fin ».
Bachagha est allé, dans sa « mise en garde », jusqu’à dire que « les forces actives et effectives sur le terrain se concertent et ce sont elles qui détiennent les solutions et qui tirent les ficelles ». Les forces actives évoquées par l’ancien ministre de la l’Intérieur consistent en deux principaux protagonistes. Il s’agit des milices de Misrata dans la région occidentale du pays (dont il est l’un des symboles) et de Aguila Salah, président de la Chambre des députés, avec en arrière-plan les milices du général à la retraite, Khalifa Haftar, dans l’est du pays.
Il convient de rappeler que Bachagha s’était, en dépit de son animosité affichée envers Aguila Salah, allié à l’un des hommes forts de l’est, en présentant une liste commune, lors de la candidature à la présidence du gouvernement et à la présidence du Conseil présidentiel.
Néanmoins, Bachagha et Aguila Salah avaient perdu face à la liste formée par Mohamed Manfi et Abdelhamid Dbeibeh, au cours des élections organisées dans le cadre du Forum politique (la Commission des 75) au mois de février dernier.
L’évocation par Bachagha de la réunion des parties qui « détiennent les solutions et qui tirent les ficelles » nous renvoie à ce qu’avait dit Achraf al-Chah, ancien conseiller politique du Conseil d’Etat, jeudi dernier, dans une déclaration à la chaîne de télévision « Les Libyens Libres ».
L’ancien conseiller avait évoqué une rencontre prévue, au Maroc, entre Aguila Salah et Khaled Méchri, président du Conseil de l’Etat, sur initiative de Bachagha, pour s’accorder sur la constitution d’un Conseil présidentiel et d’un gouvernement qui viendraient remplacer l’actuel pouvoir, ainsi que sur le report, de 24 mois, des élections.
La même source avait ajouté que le Conseil présidentiel sera dirigé par Aguila Salah et aura comme membre Méchri, alors que Bachagha présidera le gouvernement, ajoutant cependant que ce processus échouera comme ceux adoptés antérieurement.
Méchri avait, de son côté, démenti en bloc l’existence de tout accord ou marché conclu avec Aguila Salah, concernant la formation d’une autorité alternative, qualifiant ces déclarations « d’allégations mensongères et infondées ».
Il a, toutefois, reconnu l’existence de contacts avec Aguila Salah portant sur « les modalités de sortir de l’ornière » et qu’il a été convenu de tenir une rencontre prochainement, sans pour autant déterminer le lieu ou la date.
Méchri a, cependant, tenu à préciser que la discussion n’a évoqué ni le Conseil présidentiel ni le gouvernement ou encore un quelconque changement.
Néanmoins, le débat sur la chute du gouvernement d’Union nationale n’est pas nouveau. En effet, Aguila Salah et les députés qui lui sont fidèles avaient tenté de bloquer l’action du gouvernement, à maintes reprises, dont la dernière en date était au mois de septembre dernier, lorsqu’ils ont tenté de procéder à un vote de défiance, tentative qui a lamentablement échoué.
De même, une autre tentative a connu le même sort, lorsque les ministres et les vice-ministres issus de la région orientale du pays, qui siégeaient au sein du gouvernement dirigé par Dbeibeh, s’étaient retirés au mois d’octobre dernier.
De plus, un article a été inséré dans le texte de la loi électorale pour empêcher expressément Dbeibeh de se porter candidat à la présidence.
Même après le passage de la dernière étape de la candidature, en vertu d’un jugement judiciaire, la Chambre des députés avait exercé une pression sur la Commission électorale et sur le Conseil supérieur de la Magistrature pour suspendre l’annonce de la liste des candidats et pour tenter d’identifier un subterfuge juridique, en vue d’empêcher la candidature aussi bien de Dbeibeh que celle de Seif al-Islam Kadhafi.
– Le gouvernement d’Union défie les autres protagonistes
Le Chef du gouvernement d’Union par intérim, Romdhane Boujneh, qui a succédé à Dbeibeh, après l’annonce par ce dernier de sa candidature officielle, a indiqué, le 12 décembre courant, de manière catégorique que « le gouvernement n’assurera pas la passation qu’à un gouvernement élu, après le vote qui se déroulera le 24 décembre ».
Implicitement, le Chef du gouvernement intérimaire refuse de remettre le pouvoir à un quelconque nouveau gouvernement qui ne sera pas élu, et qu’ainsi le gouvernement d’Union continuera à exercer ses fonctions au-delà de la date du 24 décembre et n’acceptera pas l’émergence d’une vacance politique, sauf si elle sera contrainte à le faire.
C’est ce à quoi Dbeibeh avait fait allusion, au cours d’un point de presse animé au mois de novembre dernier, en marge de la Conférence de Paris, lorsqu’il avait souligné sa détermination à « remettre le pouvoir à la partie qui sera élue par le peuple le 24 décembre, conditionnant cela par le déroulement d’élections consensuelles et transparentes ».
En d’autres termes, Dbeibeh considère le déroulement « d’élections transparentes et consensuelles » comme corollaire à une passation. A défaut de cette condition, il ne remettra pas le pouvoir, alors que l’homme fort de Misrata, Bachagha, avait souligné, à maintes reprises, le rejet de tout prétexte ou justification pour ne pas assurer de passation du pouvoir par le gouvernement d’Union, le 24 décembre. Bachagha a indiqué, à ce propos, que « Le gouvernement s’était engagé à organiser des élections le 24 décembre », et a mis en garde Dbeibeh contre « toute entrave à la tenue des élections ou report de cette date, dans la mesure que la légitimité du gouvernement prendra fin le 23 décembre 2021 à minuit et une minute ».
Plus que cela, Bachagha a mis en garde le gouvernement d’Union que la Libye « s’engagera dans le chaos si ledit gouvernement ne remettra pas le pouvoir le 24 décembre ». Il ressort de cette menace, à peine voilée, que Tripoli n’évoluera pas le 24 décembre au rythme d’une fête électorale, mais connaîtrait probablement des affrontements armés entre les milices soutenant le gouvernement et le Conseil présidentiel et celles qui rejettent leur maintien au pouvoir.
Cette éventualité a été évoquée par le député Ali Tekbali qui est loyal à Haftar, qui dans une déclaration faite au journal « Al Arab », avait souligné que « Dbeibeh pourrait rejeter la passation du pouvoir et qu’il envisage de recourir aux groupes armés pour se maintenir à la tête du gouvernement ». Selon le député, « le gouvernement dirigé par Dbeibeh n’a aucune chance pour se maintenir au pouvoir après le 24 décembre, à l’instar de toutes les entités qui meublent actuellement le paysage politique libyen ».
Tekbali a estimé que « le gouvernement d’Union sera en place uniquement pour gérer les affaires courantes, jusqu’à la formation par le Parlement d’un gouvernement national ». Le limogeage par le Conseil présidentiel du Commandant en chef de l’armée, le général Abdelbaset Marwane, et le rassemblement de forces armées rejetant cette décision à proximité de bâtiments officiels, ont mis à nu la fragilité et la précarité de la situation sécuritaire dans la capitale Tripoli.
Des médias locaux et internationaux ont rapporté, également, que des éléments armés fidèles à Slah Badi, Chef du régiment al-Soumoud (Résistance), s’étaient emparés du siège de la présidence du gouvernement à Tripoli et menacé de bloquer les institutions de l’Etat.
Ces données sur le terrain montrent que plusieurs parties à Tripoli disposent d’un pouvoir militaire et politique et surtout de plans et visées différents et diamétralement opposés, ce qui pourrait générer un choc entre ces protagonistes, à tout moment et pour n’importe quel prétexte, tant que la situation ne sera pas contenue avant une éventuelle explosion.
Cette situation explosive n’impacte pas uniquement sur la tenue des élections le 24 décembre mais aussi sur la situation dans l’ensemble du pays, au cours des semaines et des mois à venir. La non-tenue des élections à la date prévue ouvrira la voie à des parties politiques et militaires qui tenteront de former un Conseil présidentiel et un nouveau gouvernement, ce qui pourrait générer un affrontement avec le pouvoir exécutif en place.
Cette configuration peut être exploitée par des parties tierces afin de renverser la situation et remodeler les alliances, quand bien même elles seraient contre-nature, que ce soit au plan idéologique ou géographique, l’objectif étant d’imposer un nouvel fait accompli à même de menacer l’unité de la Libye, ce contre quoi Dbeibeh avait mis en garde, à maintes reprises.